« Voilà ce qu'on dirait si la religion catholique n'existait plus et si des savants étaient parvenus à retrouver ses rites, si des artistes avaient essayé de les ressusciter pour nous. Mais précisément elle existe encore et n'a pour ainsi dire pas changé depuis le grand siècle où les cathédrales furent construites. Nous n'avons pas besoin pour nous imaginer ce qu'était, vivante et dans le plein exercice de ses fonctions sublimes, une cathédrale du treizième siècle, d'en faire comme du théâtre d'Orange, le cadre de reconstitutions, de rétrospectives, exactes peut-être, mais glacées. Nous n'avons qu'à entrer à n'importe quelle heure du jour où se célèbre un office. La mimique, la psalmodie et le chant ne sont pas confiés ici à des artistes sans « conviction ». Ce sont les ministres mêmes du culte qui officient, non dans une pensée d'esthétique, mais par foi, et d'autant plus esthétiquement. Les figurants ne pourraient être souhaités plus vivants et plus sincères, puisque c'est le peuple qui prend la peine de figurer pour nous, sans s'en douter. On peut dire que grâce à la persistance dans l'Eglise catholique des mêmes rites et, d'autre part, de la croyance catholique dans le cœur des Français, les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le but pour lequel ils furent construits. Or, la rupture du gouvernement français avec Rome semble rendre prochaine la mise en discussion et probable l'adoption d'un projet de M.Briand (i). aux termes duquel, au bout de cinq ans, les églises pourront être, et seront souvent désaffectées ; le gouvernement non seulement ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira musée, salle de conférence ou casino. O vous monsieur André Hallays [journaliste et écrivain, amoureux de la culture française] , qui allez répétant que la vie se retire des œuvres d'art, dès qu'elles ne servent plus aux fins qui présidèrent à leur création, qu'un meuble qui devient un bibelot et un palais qui devient un musée' se glacent, ne peuvent plus parler à notre cœur, et finissent par mourir, j'espère que vous allez cesser pour un moment de dénoncer les restaurations plus ou moins maladroites qui menacent chaque jour les villes de France que vous avez prises sous votre garde, et que vous allez vous lever, donner de la voix, harceler, s'il le faut, M. Chaumié [alors ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts], mettre en cause, au besoin, M. de Monzie [alors chef de cabinet du ministre de l’Instruction publique et des beaux-arts], rallier M. John Labusquière [médecin et journaliste d’extrême-gauche, alors ancien conseiller municipal de Paris], réunir la Commission des monuments historiques. Votre zèle ingénieux fut souvent efficace, vous n'allez pas laisser mourir d'un seul coup toutes les églises de France. Il n'y à pas aujourd'hui de socialiste ayant du goût qui ne déplore les mutilations que la Révolution a infligées à nos cathédrales, tant de statues, tant de vitraux -brisés. Eh bien, il vaut mieux dévaster une église que de la désaffecter. Tant qu'on y célèbre la messe, si mutilée qu'elle soit, elle garde au moins un peu de vie. Du jour où elle est désaffectée elle est morte, et même si elle est protégée comme monument historique d'affectations scandaleuses, ce n'est plus qu'un musée. On peut dire aux églises ce que Jésus disait à ses disciples « Excepté si l'on continue à manger la chair du fils de l'homme et à boire son sang, il n'y a plus de vie en vous » (Saint-Jean, VI, 55), ces paroles un peu mystérieuses mais si profondes du Sauveur devenant, dans cette acception nouvelle, un axiome d'esthétique et d'architecture. Quand le sacrifice de la chair et du sang du Christ, le sacrifice de la messe, ne sera plus célébré dans les églises, il n'y aura plus de vie en elles. La liturgie catholique ne fait qu'un avec l'architecture et la sculpture de nos cathédrales, car les unes comme l'autre dérivent d'un même symbolisme. On sait qu'il n'y a guère dans les cathédrales de sculpture, si secondaire qu'elle paraisse, qui n'ait sa valeur symbolique. Si, au porche occidental de la cathédrale d'Amiens, la statue du Christ s'élève sur un socle orné de roses, de lis et de vigne, c'est que le Christ a dit « Je suis la rose de Saron. Je suis le lis de la vallée. Je suis la vigne véritable. » Si sous ses pieds sont sculptés l'aspic et le basilic, le lion et le dragon, c'est à cause du verset du psaume XC Inculcabis super aspidem et leonem. A sa gauche, est représenté, dans un petit bas-relief, un homme qui laisse tomber son épée à la vue d'un animal, tandis qu'à côté de lui un oiseau continue de chanter. C'est que « le poltron n'a pas le courage d'une grive » et que ce bas-relief a pour mission de symboliser, en effet, la lâcheté, comme opposée au courage, parue. qu'il est placé sous la statue qui est toujours (du moins dans les premiers temps) à la gauche de la statue du Christ, la statue de saint Pierre, l'apôtre du courage. Et ainsi des, milliers de figures qui décorent la cathédrale. » (à suivre)
Ce que ne pouvait deviner Proust, c'est que sous l'influence du soi-disant "Mouvement liturgique", ce serait une partie du clergé français qui, environ soixante ans plus tard, commencerait à dévaster les édifices du culte et la liturgie, bafouant le droit des Français à la culture française.
Le clergé des années 60 et les hommes politiques du début du XXème siècle bafouaient les droits à la culture du peuple français, ainsi que la liberté religieuse droit-pivot des droits de l'homme. Mais, en 1904, ces notions n'étaient pas encore dégagées par la culture juridique. Proust ne pouvait donc les invoquer.
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